Axe 2 : Espaces, (im)mobilités, diasporas
Plus que jamais les mobilités sont au cœur des développements sociaux, économiques et politiques de notre monde contemporain. Les terrains des « Suds » ont largement participé au « tournant global » des sciences sociales (Caillé et Dufoix) comme au « mobility turn » (Faist). Que les circulations concernent les personnes, les biens, les idées, les normes et modèles, elles imposent de repenser la géographie des circulations au-delà des polarités usuelles et de repenser et décoloniser nos savoirs au-delà d’une approche selon un axe sud-nord unidirectionnel.
Les ‘mobilités’ ne se définissent pas seulement comme un mouvement d’un lieu de départ à un lieu d’arrivée mais comme des circulations à échelles de temps et d’espaces variables. Elles se caractérisent ainsi autant par des phénomènes d’ancrages que par des accélérations des flux et peuvent résulter à la fois de choix des acteurs, de blocages des structures ou d’inertie des lieux.
La diaspora, quant à elle, peut être entendue comme référant « simultanément à un processus, à une condition, à un espace et à un discours ». Elle suppose d’étudier « les processus continus par lesquels une diaspora est créée, défaite et refaite ; les conditions changeantes dans lesquelles elle vit et s’exprime ; les lieux où elle est façonnée et imaginée ; et les perspectives différentes à partir desquels elles est étudié et débattue » (Zeleza).
Cette approche par la spatialité des phénomènes sociaux réunit les chercheuses et chercheurs de différentes disciplines autour de thèmes tels que :
- les dynamiques de territorialisation et de déterritorialisation des groupes sociaux dans les constructions identitaires individuelles et collectives, comme différents nœuds d’un continuum ;
- Les dispositifs spatiaux permettant de gouverner et d’administrer les individus et les groupes, conduisant à interroger les notions désormais classiques de l’encampement ou de la ségrégation urbaine mais aussi ce qui relève des mobilités récréatives ou des jeux de double-présence ;
- Les échelles emboîtées de la temporalité des circulations, qui empêchent de se laisser enfermer dans la description des moments les plus spectaculaires des déplacements (le départ des migrants, le déguerpissement des citadins, la fuite des déplacés de guerre ou la construction du camp de réfugiés par exemple), pour mieux cerner la sédimentation de divers mouvements de population dans un lieu donné ou la capacité de renouvellement d’un territoire grâce à la porosité de ses frontières.
Cinq sous-axes nous aideront à structurer les échanges entre les différents projets de l’équipe.
Mobilités et immobilités forcées
Les migrations forcées supposent d’interroger à la fois ce qui provoque les mouvements de population mais aussi ce qui entrave les déplacements, en particulier les frontières et les camps. On étudiera ainsi les dispositifs d’administration « en actes », « par le haut » : comment les pouvoirs pensent, catégorisent, administrent et gouvernent les réfugiés et les déplacés, à partir de terrains aussi divers que l’Éthiopie, Haïti, ou l’Union Indienne. Comprendre le déplacement impose aussi d’étudier « par le bas » les pratiques quotidiennes complexes pour vivre, construire des relations sociales, développer des réseaux et façonner des identités – en somme, prendre place, en étant attentifs à la spatialité et à la matérialité : construction et appropriation de camps / bidonvilles / espaces invisibilisés -volontairement ou non- par les instances politiques, aide internationale venant en appui aux migrants, ou avec laquelle ils entrent en opposition, réseaux plus ou moins formalisés qui soutiennent (ou empêchent) les migrantes et les migrants lors de leurs déplacements, etc. L’espace camp lui-même, ou le camp comme dispositif (espace d’ambiguïtés, d’exception, campzenship,….) est à interroger, ainsi que le rapport à l’espace des réfugiés, dans et au-delà des camps. Les enjeux de fabrique de la citadinité permettent d’élargir la réflexion aux liens entre violence et production de l’espace sur un temps plus long.
Mobilités et immobilités dans les territoires du quotidien
En Afrique peut-être plus qu’ailleurs, de nombreux régimes ont fait du confinement spatial le principe premier de leur ingénierie sociale (régimes coloniaux, apartheid), contribuant à des situations d’injustice spatiale dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Comprendre les mobilités résidentielles et la construction des territoires vécus au quotidien représente donc un enjeu important pour le déchiffrement des dynamiques politiques contemporaines sur le continent. Nous prendrons toutefois garde à ne pas nous enfermer dans une approche trop normative du droit à la ville, d’autant plus déformée qu’elle se concentre souvent sur le miroir grossissant des villes capitales.
Par ailleurs, les espaces ruraux africains n’ont jamais été aussi peuplés qu’aujourd’hui.Les ruraux sont majoritairement engagés dans l’agriculture et cette activité est de plus en plus complétée par d’autres activités – la diversification macroéconomique se lit ici également à l’échelle locale. Les questions alimentaires, en particulier celles de l’alimentation des villes, les imbrications de plus en plus complexes entre les systèmes de revenus de ménages s’appuyant sur des membres et des activités éclatés dans l’espace et dans le temps, montrent combien mondes ruraux et mondes urbains sont étroitement associés et liés à de nombreuses échelles. Le découplage relatif entre espace de consommation et espaces de production est un fait spatial mais également social puisque les pratiques alimentaires diffèrent notamment en fonction du niveau de vie. Les systèmes alimentaires urbains sont un angle qui permet de lire l’intégration des espaces urbains à la globalisation et les interdépendances avec leur arrière-pays. La géographie des circulations ordinaires consiste à analyser l’organisation incertaine d’espaces à plusieurs échelles par des réseaux d’entrepreneurs et de revisiter le rôle historique et contemporain des intermédiaires et courtiers transnationaux.
Diasporas et échelles de la citoyenneté
Si la mobilisation politique et associative des diasporas est étudiée depuis longtemps dans les travaux sur le transnationalisme, que ce soit sous la forme d’un nationalisme longue-distance, de mobilisation pour des changements de régime, le transfert de normes ou encore le co-développement, il reste à étudier, de manière plus approfondie et à partir de terrains renouvelés, le rôle des diasporas et leur « double présence » dans la participation politique « ici » (« immigrant politics ») et « là-bas » (« homeland politics »).
L’angle électoral, par exemple, permet d’étudier comment les mobilisations transnationales des diasporas peuvent se retrouver au cœur des enjeux (exacerbation des clivages, mobilisations ethno-nationalistes, financement des partis, mais aussi approfondissement démocratique, travail d’influence sur la matérialité et la médiatisation des scrutins, octroi de représentation parlementaire pour les diasporas…). Plus largement, les diasporas deviennent des leviers d’influence ou de soft power, nécessitant d’interroger la géographie même « d’Etats-nations » de plus en plus globaux, et de combiner les approches, par le haut (politiques d’émigration, politiques d’encadrement de la diaspora) et par le bas, des « territoires circulatoires » des transmigrants (Tarrius), aux cosmopolitismes vernaculaires et « en actes », en passant par les citoyennetés déterritorialisées, et la question de la portabilité des droits politiques et sociaux comme de la « stakeholder citizenship » (Bauböck) qui invitent à repenser les liens entre citoyenneté et migration, droits et mobilités.
L’accent mis sur les échelles spatiales de la citoyenneté suppose enfin d’élargir la focale temporelle, pour réintégrer dans l’analyse les citoyennetés transnationales sur le temps long (citoyennetés impériales et post-impériales) depuis Pondichéry jusqu’aux Quatre Communes du Sénégal, comme autant de vestiges de sorties d’Empire et de contre-exemples ou d’échelles alternatives à la nationalisation du monde.
Tourisme et mobilités récréatives dans le « Global South »
Les pratiques touristiques et de loisirs sont également un moyen de lire, comprendre et analyser l’émergence des économies du « global south », en lien avec un processus d’urbanisation intense, de nouvelles modalités de produire de la ville et l’émergence d’une classe moyenne aux nouvelles aspirations. Ici ce sont les notions de choix, de préférences et de mise en compétition des territoires qui prévalent, opposant un miroir inversé aux situations d’urgence et de déplacements forcés que nous analysons par ailleurs.
L’émergence d’une classe moyenne correspond à un « tournant récréatif » qui témoigne de codes sociaux hybrides, de rapports au corps, à la nature et au passé (et au patrimoine), à interroger à l’intersection des standards internationaux et des créativités locales. Ces mobilités « sud-sud » se déclinent autant au niveau local qu’international. Elles se superposent également à un nouveau régime de mobilités entre les Nords et les Suds, inscrit dans un continuum entre, d’une part, des flux liés au tourisme et à la recherche de « styles de vie » vers les Suds (« lifestyle migrations » O’Reilly), par exemple Européens s’installant au Maghreb, au Sénégal, à Madagascar, en Thaïlande ou dans les Caraïbes ; et, d’autre part, des phénomènes de résidences multisites entretenus par les élites mais aussi les diasporas des Suds circulant entre divers lieux d’habitation et de travail autour du globe.
Circulations et conflits de normes
La positivisation et la double gouvernance normatives exercent un impact majeur, en Afrique, sur le gouvernement d’États et de sociétés relativement fragiles, particulièrement dans le secteur du droit et de la justice. Cet impact est lié à quatre phénomènes :
1/ des transplantations (A. Watson) qui affectent l’énoncé des normes et règles entre lieux de production et lieux de réception ;
2/ des adaptations locales, ou « glocalisations », où la traduction contingente et circonstancielle localement altère les normes en circulation sans conduire à une autonomisation totale de ces normes localement ; des concurrences inévitables entre ces différents ensembles de normes, règles et standards, transplantés, glocalisés ou autochtones, dans tous les domaines possibles et imaginables, entre autre juridiques (droit familial, droit des affaires, droits de l’homme, de l’animal, des femmes, etc.), des concurrences qui peuvent être problématiques quand, par une tendance exponentielle au « forum shopping », elle accentue la fragmentation des sociétés, approfondit leurs inégalités et augmente leur tendance à la conflictualité ;
4/ des opérationnalisations normatives qui peuvent conduire à des fractures irrémédiables, ou au contraire à un vivre-ensemble pluraliste quand les concurrences normatives s’inscrivent dans un cadre régulateur et contrôlé, dans l’apparente dépolitisation qu’entraîne la tendance à se retrancher derrière l’objectivité du chiffre.